mercredi 3 mars 2010

Megami Tensei : Prologue

Prologue


    Attendant la fin des cours, un grand étudiant pénétra avec fracas dans la salle de classe.
    « C'est toi Nakajima ? »
    Il frappa son bureau comme pour le menacer.
    « Oui, c'est moi... »
    S'efforçant de réprimer un tremblement, Nakajima regarda son adversaire dans les yeux. Il s'agissait de Kondo Hiroyuki, le capitaine du club de karaté et également le chef du lycée Jûshô parmi les étudiants. Il avait déjà forcé de nombreux étudiants à changer de lycée par des moyens violents, juste parce qu'ils s'étaient opposés à lui.
    Mais qu'ai-je bien pu faire ?
    Un fou rire éclata derrière lui ; se retournant, il intercepta un regard séduisant et plein de malice tel celui d'un chat. Il s'agissait de Takamizawa Kyoko de la même classe que lui.
    À cet instant-là, Nakajima comprit tout.
    « Attends ! »
    À peine eut-il parlé qu'un coup de poing volait dans son plexus solaire.
    « Uh ! »
    Sans même pouvoir hurler, il posa les deux mains au sol et à l'endroit où il s'accroupit, les coups de pied bas de Kondo s'abattirent : deux coups à la poitrine et à l'abdomen. Les coups étaient parfaitement jaugés pour causer des dégâts sans faire s'évanouir la cible. Même si c'était un étudiant, il était professionnel du combat.
    Les camarades de classe, de peur d'être impliqués, quittaient la pièce un par un.
    « Pourquoi ? Je n'ai... »
    Un pied s'abattant sur sa bouche le fit taire. De la salive et des larmes coulèrent ensemble le long de sa bouche.
    « Tu ne manques pas d'audace pour faire des avances à Kyoko. Et voilà ce que tu mérites. »
    Kyoko qui s'amusait terriblement à regarder Nakajima se faire passer à tabac s'approcha doucement de lui pour lui frapper la lèvre supérieure avec son doigt.
    « Tu ressembles à une femme, mais tu as tout de même osé essayer de m'embrasser.
    - Menteuse. Je... »
    Mais le cri de Nakajima secoua légèrement sa lèvre meurtrie et le foudroya. Kondo le releva et le soutint pour le frapper à nouveau dans le plexus solaire. Nakajima qui était soutenu n'eut pas non plus la possibilité de s'évanouir. Les yeux de Kyoko devinrent humides avec l'excitation et son rire  hystérique s'accroissant.
    Putain, je vais te tuer.
    Une lumière de rage brilla un instant dans les yeux de Nakajima.
    « Qu'est-ce que c'est que ce regard ? »
    Kondo lança un féroce rugissement. Il était semblable à la voix du perdant qui trésaille momentanément, ce qui l'énerva d'autant plus.
    « Hey, ça suffit ! »
    La voix de Kyoko essayait de l'apaiser. C'était une voix cherchant habilement à atteindre son but.
    « On t'a donné un sursis. »
    Kondo tordit ses lèvres en un sourire. Un dernier poing vint s'écraser sur la joue de Nakajima qui baissa lâchement la tête.

    « Asseyons-nous. »
    Takai Kenichi de sa classe, montra de son menton deux sièges vides à côté.
    « Oh... oui. »
    Nakajima fixa ses yeux au loin en se suspendant à une poignée. Du lycée Jûshô dans Kunitachi jusqu'à Nishiogikubo, il y avait huit stations de métro. Cela faisait une détente de vingt minutes.
    Chaque année, le lycée privé Jûshô était reconnu comme une école prestigieuse par son taux de réussite à l'examen d'entrée à l'Université de Tokyo. Cependant, une personne connaissant bien le fonctionnement interne de l'école avait un regard perplexe sur la politique de stratification extrême des étudiants. Il y avait une classe sélectionnée dont les installations, le curriculum et l'enseignement étaient bien meilleurs et qui était donc favorisée injustement face à une classe générale regroupant les autres élèves. La classe sélectionnée contenait 20 pour cent des élèves et était l'objet de la jalousie de la classe générale. Cette jalousie causait de nombreuses violences scolaires, avec cette stratification en deux classes, ces dernières étaient peut-être inévitables.
    Nakajima et Takai faisaient partie de la classe sélectionnée. Nakajima était fin et s'il avait échangé son uniforme pour celui d'une fille, il serait passé pour une charmante jeune fille. L'apparence de Takai contrastait avec celle de Nakajima, formé au Judo depuis le collège, il était vigoureux, dur et avait d'épais doigts. On découvrait cependant un visage mignon de bambin lorsqu'il mettait ces lunettes à monture noire.
    « Néanmoins, aujourd'hui Kondo était pire que d'habitude.
    - Quand il est face à une femme, il redouble d'énergie. »
    Nakajima souleva un sourcil et répondit négligemment.
    « Et pourquoi quelqu'un comme Kyoko se trouve dans la classe sélectionnée ? Et puis tu ne serais jamais allé vers Kyoko de toute manière.
    - C'était le contraire... en réalité.
    - C'est donc parce qu'elle a été rejeté. »
    Takai hocha la tête montrant qu'il avait compris. Beaucoup de lycéennes craquaient pour Nakajima, mais personne n'avait encore pu percer ses défenses. Takai en déduisait que Nakajima était extrêmement difficile en matière de filles.
    Le train quittait la station Musashisakai.
    Takai observa Nakajima de profil pendant un long silence. Au sein de la classe sélectionnée, Nakajima n'était pas le meilleur possible. Contrairement à Takai qui était bon dans toutes les matières, Nakajima se révélait être un génie en mathématiques et en sciences. Dans les arts libéraux, son seul domaine de prédilection était l'histoire du monde. Après, ses performances ne différaient pas de celles de la classe générale. Ce n'était pas non plus un athlète. Cependant, en matière d'informatique nul ne pouvait rivaliser avec lui, les enseignants y compris. Mis à part le lycée, on ne peut lui trouver aucun rival dans tout le Japon. pensait Takai.
    Les jeux vidéos que Nakajima faisaient en seulement quelques jours étaient fantastiques. Après avoir joué aux logiciels de Nakajima, les jeux du commerce étaient fades. Dans la salle de CAI1, parfois Nakajima semblait fou quand il regardait fixement l'écran tout en tapant au clavier. Si je suis brillant, lui est semblable à un génie. Takai inclina la tête dans un signe de confirmation et fixa son regard sur le paysage extérieur.
    « Des démons ? » murmura Nakajima à cet instant-là.
    « Hein ?
    - Non, rien.
    - … »
    Alors que Takai bougeait les lèvres pour dire quelque chose, le train s'arrêta à la station de Nishiogikubo.
    « À plus tard. »
    Le dos arrondi, avec une expression pensive sur le visage, Nakajima descendit les escaliers de la station.
    « Putain, mais à quoi pense-t-il ? »
    Tournant la tête et haussant ses épaules, Takai prit son cartable et s'affaissa sur le siège pour deux.

    Derrière le quartier commercial, des pancartes "À vendre" ornaient un immeuble d'appartements récemment construit. Nakajima marchait le dos voûté tout en agitant rapidement les lèvres. On aurait pu le prendre pour un lycéen obsédé par la mémorisation de quelque cours. Mais les passants qui saisissaient une partie de ce qu'il disait le regardait, ahuris. Ce qui sortait de ses lèvres n'était pas quelque chose qu'on eût cru pu entendre de la part d'un lycéen, comme un mantra maléfique (sorte de prière utilisée pour se concentrer lors de méditation).

    Une branche de cerisier dépassant d'un mur lui griffa la joue. Nakajima continua à marcher les yeux fixés au sol sans s'en préoccuper. Levant finalement les yeux, il se tenait devant un grand bâtiment extrêmement visible.
    Introduisant sa clé électronique dans la serrure cachée, les portes automatiques en verre renforcée coulissèrent dans un bruit sourd. L'entrée était en marbre canadien luxueux, paraissant tout de même artificiel. Nakajima entra et prit une grande inspiration tout en se redressant. Il prit l'ascenseur et pressa le bouton du trentième étage. Le changement de pression réveilla la douleur dans tout son corps et lui rappela les évènements désagréables de la journée.
    Sur la porte de l'appartement 1302, se trouvait un panneau en cuivre sur lequel était gravé "NAKAJIMA". Il pressa la sonnette mais il n'y eut aucune réaction. Soupirant, Nakajima fouilla ses poches pour trouver la clé. Il ouvrit la porte, jeta ses chaussures au hasard et se dirigea vers la salle de bain.
    La blessure de la lèvre du visage réfléchi dans le miroir avait gravement enflé et était très désagréable à voir. Sa joue gauche présentait également une ecchymose jaunâtre. Nakajima regarda longuement son visage dans le miroir, ouvrit le robinet et se rinça le visage avec ses deux mains.
    S'avachissant sur le canapé du salon, il aperçut une note sur la table basse.
    « Je rentrerai tard. Il y a un plat à réchauffer au micro-ondes... »
    Sans même la lire en entier, il froissa la note.
    « Si c'est pour toujours écrire la même, tu devrais plutôt l'imprimer. »
    Depuis que son père avait été muté à Los Angeles pour son travail commercial, sa mère s'impliquait de plus en plus dans son travail de styliste. Récemment, il n'était pas rare qu'elle rentre en pleine nuit. Dès qu'il se souvint du visage de sa mère, sa colère augmenta. Soudain, le téléphone sonna. C'était pour sa mère de toute manière. Nakajima regarda le téléphone avec dédain et alla dans sa chambre.
    Il n'y avait pas le moindre poster dans sa chambre morne. Les trois murs bordant la fenêtre étaient presque entièrement remplis d'étagères en acier atteignant le plafond. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un lycée, des magazines sur les animés et des comics occupaient une place considérable, mais dans un coin de ces étagères, se trouvaient curieusement des livres bien plus sombres. Il s'agissait de livres occultes aux titres mystiques comme "Le livre de la Mort" ou "Manuscrits Pnakotiques".
    Sur son bureau en acier se trouvait un ordinateur tout équipé. À côté, il y avait un livre sur la théorie magique, "La nouvelle théorie de l'aube dorée". Sa couverture en cuir était usée à cause de nombreuses lectures.
    Nakajima tira son fauteuil et s'assit face à l'écran. Allumant l'interrupteur mural de ses haut-parleurs, la voix de David Coverdale inonda la pièce. Les doigts de Nakajima coururent sur le clavier.
    > LIST2
    Un long programme défila à l'écran.
    Comme s'ils suivaient le rythme de la musique, les bras de Nakajima bougeaient lentement. Mais ses yeux suivaient la liste du programme avec le regard aiguisé d'un chasseur de bout en bout.
    Nakajima s'intéressa accidentellement à la magie quand il eut l'occasion de lire "La nouvelle théorie de l'aube dorée". Bien que la traduction fût mauvaise, il le lut jusqu'au bout. Le monde fascinant de la magie cachait un côté honteux mais s'accompagnait d'un réalisme scientifique étrange. Relisant deux ou trois fois des passages avec soins, il avait eu comme une révélation. Il remarqua que l'informatique et la théorie magique avaient de remarquables similitudes. L'informatique et la magie étaient deux mondes qui semblaient en total désaccord.
    Cependant, on n'attendit pas la découverte de Nakajima pour que les chercheurs des deux domaines le remarquèrent, et depuis longtemps. Une de ces personnes était le professeur Charles Feed, célèbre chercheur en intelligence artificielle au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Nakajima avait rejoint son groupe, ISG (International Satanist Garden).
    Ces derniers mois, Nakajima était complètement absorbé dans l'écriture d'un programme pour invoquer les démons. Il n'était plus qu'à un pas du succès. Le cœur du programme était déjà terminé. Il ne restait qu'à ajouter quelques sous-routines3. Mais Nakajima hésitait toujours à terminer et à lancer ce programme. Si sa théorie était juste, un démon apparaîtrait vraiment. Mais il se demandait que faire d'un démon. Cependant les évènements de la journée lui avaient forgé un but très simple.
    « Désolé mais vous allez être les cobayes d'une petite expérience. »

    « Utilise les adresses 3780 à 3990 pour les pattes de grenouille. Conservez cela dans le Buffer4 et avant d'afficher le résultat, lancez l'incantation : Yod, Heh, Vav, Heh. Mais que veut dire cette incantation ? »
    Nakajima alluma son modem5, et contacta Arkham dans le Massachusetts. Il se connecta avec l'ordinateur hôte de l'ISG. La connexion établie, l'image du démon Lucifer apparut à l'écran. Nakajima appela l'intelligence artificielle Craft pour lui expliquer la situation et connaître le sens de l'incantation. Son anglais n'était pas très bon et de nombreux "?" apparurent à l'écran.
    > OK. I UNDERSTOOD     (D'accord, j'ai compris)
    Craft semblait avoir enfin compris.
    > WHAT THE SENTENCE MEANS?    (Que veut dire la phrase ?)
    > IT'S ONLY COUNTER MAYBE!    (Ce ne doit être qu'un compteur!)
    L'incantation ne semblait être qu'un compteur de temps.
    > THANK YOU CRAFT        (Merci Craft)

    Soudain, on frappa.
    « Je vous en prie. »
    Les yeux de Nakajima restaient fixés à l'écran.
    Tournant la poignée, sa mère en costume entra dans la chambre.
    « Tu as bien dîné ?
    - … »
    Les doigts de Nakajima continuaient à glisser sur le clavier.
    « Oh, qu'est-ce que tu as à la lèvre ? »
    Ses doigts s'arrêtèrent.
    « Je me suis cogné au poteau des cages au football. »
    Sa mère s'approcha. Son vernis à ongles orange se reflétait dans l'écran. Elle voulait que Nakajima entre en médecine à l'Université Keiô. Toutefois, cette insistance avait produit l'effet inverse. Petit, c'était un enfant étrangement timide et têtu.
    « Tu ne devrais pas mettre quelque chose dessus ?
    Ne t'inquiète pas, ce n'est rien, maman. »
    Nakajima frappa le clavier au hasard.
    BIP.
    Un message d'erreur s'afficha.
    Perdant son attention, sa mère renonça et quitta la chambre.

    À 3H du matin.
    « Parfait, c'est fini ! »
    Nakajima frappa ses genoux de ses mains et se leva de sa chaise.
    > RUN6
    Le lecteur de disques se mit à tourner et des caractères étranges clignotèrent à l'écran. En moins de cinq minutes cependant, ils s'arrêtèrent et un message d'erreur apparut.
    > MEMORY IS OVER    (Mémoire insuffisante)
    Soit le programme est trop long, soit le nombre de variables traitées était trop important pour la machine.
    « Pas de problème, de toute manière un seul ordinateur n'est pas suffisamment puissant pour cela. Je n'ai qu'à utiliser l'ordinateur hôte de l'école qui possède une mémoire suffisante. »
    Les yeux de Nakajima brillaient.

    Le samedi de cette semaine, à 7H du soir.
    Le professeur Iida qui était de garde, remarqua la présence de quelqu'un dans la salle de CAI et ouvrit la porte.
    « Qui est ici à une heure pareille ? »
    Un étudiant leva la tête d'un des terminaux. Sous la lumière de l'écran, son visage s'illuminait bizarrement.
    « Que fais-tu, Nakajima, avec les lumières éteintes ? »
    Le ton de l'enseignant s'adoucit. Nakajima était jalousé par les étudiants de son âge car les enseignants avaient confiance en lui.
    « Mon programme ne fonctionne pas correctement, mais j'ai presque fini. »
    La voix de Nakajima était quelque peu métallique et accordée au son des lecteurs de disques.
    « C'est bien d'être travailleur mais tu dois demander la permission pour utiliser cette salle la nuit. T'as de la chance que ce soit moi qui t'ai trouvé... »
    Lui tapant un peu sur les doigts, Iida alluma la lumière.
    « Qu'est-ce que c'est que ça ? »
    La voix affolée de Iida résonna dans la salle de CAI allumée. Nakajima était assis au centre d'une figure géométrique tracée à la craie rouge et blanche.
    « C'est un hexagramme de Salomon.
    - Un hexagramme de Salomon ? On dirait un langage assez occulte. »
    Nakajima ne prêta pas attention aux sarcasmes de Iida et ses doigts continuèrent à glisser sur les commandes de l'ordinateur. Finalement, l'ordinateur hôte situé dans la salle des machines voisine fermée par des murs en verre renforcé commença à tourner.
    « Parfait, les bug sont enfin réglés. Il est terminé. »
    Nakajima se leva face à l'enseignant. Ses yeux en amandes comme ceux d'une fille brillaient avec son sourire démoniaque. Sa blessure à la lèvre se rouvrit et du sang coula le long de sa mâchoire.
    « Explique-toi, Nakajima. Quel genre de programme fais-tu tourner sur l'ordinateur hôte. »
    Nakajima écarta une frange de ses cheveux. De sa langue mince, il lécha le sang encore frais qui s'écoulait.
    « J'ai conçu un programme pour invoquer les démons. Cet hexagramme ici sert à m'en protéger. Bientôt, un démon va apparaître. Vous feriez mieux d'entrer aussi à l'intérieur, professeur. Vous pourriez être réduit en miettes.
    - As-tu perdu l'esprit ?
    - N'est-ce pas vous qui avez perdu l'esprit ? Professeur. Regardez cette lèvre et ces blessures sur mon visage. C'est de la part de Kondo du club de karaté. Kyoko aussi est responsable. L'école laisse ces animaux sauvages sévir en toute liberté, sans prendre la moindre mesure. Les étudiants et les enseignants font comme si rien ne s'était passé dans cette classe. L'agression est évidente mais rien n'est fait. Le corps enseignants attend simplement que ces gens-là soient diplômé. S'ils ferment les yeux, cela ne fera qu'empirer. Il faut juste être patient deux ou trois ans. Mais je ne serai qu'une fois au lycée dans ma vie. Je ne les laisserai plus faire. Je vais invoquer un démon pour exterminer ces nuisibles. »
    Très agité, ses épaules montaient et descendaient accompagnant sa lourde respiration quand il parlait.
    Il y eut un petit temps mort.
    Nakajima alla lentement vers le clavier.
    > RUN
    L'écran affichait la dernière commande. La bande magnétique de l'ordinateur hôte commença lentement à se dérouler.
    « Néanmoins, se servir d'un ordinateur pour invoquer un démon est une idée remarquable. »
    Iida se força à tordre ses lèvres en un sourire afin d'atténuer la pesanteur de l'atmosphère et se mit à rire.
    « La magie et l'informatique sont extrêmement similaires. La personne ayant eu la première l'idée de l'informatique devait être familière avec les notions d'alchimie et la Kabbale. Ce n'est pas assez bien connu, mais les choses comme les incantations, les sacrifices, et les cercles de thaumaturge sont très faciles à mettre en format binaire. Invoquer un démon n'est que le transfert de la matière constituant le démon du monde Atziluth au monde réel Assiah, et la mémoire de l'ordinateur (RAM7 ) est parfaite pour effectuer cette tâche. »
    Soudain, le froid engloba Iida. Cet air froid semblait vivant, comme un serpent s'entourant autour du pauvre Iida. Il sentit une odeur fade et le sourire de Iida disparut de son visage. Les lumières clignotèrent puis la salle de CAI fut enveloppée dans l'obscurité. Seul le son des lecteurs de disques en rotation résonnait dans la pièce. Le faible gémissement d'un ordinateur se fit bientôt entendre.
    « Yod, Heh, Vav, Heh »
    Cela ressemblait à de vrais mots pour les oreilles de Iida.
    La pièce entière commença à trembler violemment comme lors d'un séisme, et des fêlures se formèrent dans les fenêtres.
    « Yod, Heh, Vav, Heh »
    Nakajima continua à taper au clavier tout en murmurant.

    > KILL!! KONDO HIROYUKI, TAKAMIZAWA KYOKO    (Tue !!! Kondo Hiroyuki, Takamizawa Kyoko)
    Pris d'une peur instinctive, Iida tendit son bras vers la prise de l'ordinateur.
    « Arrête cette folie. Si tu le souhaites, je peux faire entreprendre des actions contre Kondo et ainsi le faire renvoyer, immédiatement sans passer par le conseil de la semaine prochaine.
    - Et je tomberais également en disgrâce aux yeux des autres ? »
    Nakajima immobilisa de ses deux bras celui de Iida pour l'empêcher de débrancher l'ordinateur ; il possédait une force qu'on ne l'aurait même pas imaginé posséder normalement. Tandis qu'ils luttaient, le grondement cessa, les lumières fluorescentes s'allumèrent dans un grincement et remplirent de nouveau la pièce de lumière. L'air froid enserrant Iida disparut également.
    « Où t'en es-tu allé ? Pourquoi ne te montres-tu pas ? Démon, vas-tu m'abandonner ? »
    Hurlant, Nakajima se dirigea vers le clavier.
    > KILL!! KILL!!    (Tue !!! Tue !!!)
    Toutefois, la bande magnétique de l'ordinateur hôte cessa de tourner. Les yeux injectés de sang de Nakajima scrutaient la liste du programme jusqu'à ce qu'il se lève et erre sans but comme privé de toute son énergie vitale.
    « Mon programme était parfait. Il ne comportait pas le moindre bug8. Alors pourquoi le démon a-t-il disparu avant de se montrer ? Il aurait dû apparaître juste ici ! »
    Laissant la liste du programme ouverte, Nakajima tituba hors de la salle de CAI tel un somnambule. Fixant la scène abasourdi, Iida revint enfin à lui et éteint l'ordinateur.
    « On dirait que c'est vrai qu'il n'y a une mince frontière entre le génie et la folie. Cependant c'était un séisme très effrayant. »
    Iida murmurait en essayant d'épurer sa mémoire de cette expérience désagréable.

    Plus tard, Iida enseignait les mathématiques à la classe de Kyoko et de Nakajima dans la salle de CAI. Peut-être était-ce parce qu'il avait été là pour voir l'échec de l'invocation du démon, mais Nakajima le regardait d'un air de défiance. Avant, il eût été impensable que Nakajima agisse de la sorte. S'efforçant de l'ignorer, Iida poursuivait son cours.
    « Maintenant nous allons effectuer un examen interactif avec l'ordinateur hôte. Les résultats de ce dernier ne seront pas pris en compte. Mais par votre dialogue avec l'ordinateur, j'aimerais que vous vous familiarisiez avec vos points faibles. Commencez à entrer vos commandes dès que je vous en donnerai le signal. »
    Dans le même temps, les élèves commencèrent à frapper sur leurs claviers. Nul ne quittait son écran des yeux.
    La propagation du CAI facilite grandement le travaille éducatif. L'ordinateur hôte enregistrait chaque réponse des étudiants tandis que Iida se détendait tout en observant sa classe.
    « Yod, Heh, Vav, Heh »
    Tout à coup, comme venant des profondeurs de la Terre, une voix faible résonna et fit trembler la salle de CAI. La bande magnétique de l'ordinateur hôte commença à tourner à toute vitesse. Les écrans des ordinateurs faisaient rapidement défiler des couleurs tel un kaléidoscope. Des symboles étranges semblables à des lettres clignotèrent à l'écran : c'était de l'hébreu.
    Les étudiants n'élevèrent pas la voix et fixaient leurs écrans comme s'ils étaient possédés.
    « C'est toi, n'est-ce pas, Nakajima ? Il y a des limites à tout. »
    Le visage de Iida rougit de colère. Alors qu'il fonçait vers le siège de Nakajima, Iida tomba au sol : un étudiant du premier rang lui avait attrapé le pied. Deux autres lui sautèrent sur le dos le plaquant ainsi sur le ventre et lui bloquèrent les bras.
    « Que... que faîtes-vous ? Cessez immédiatement. »
    Iida se débattit pour libérer son cou et voir ce qui se passait. Les étudiants se levèrent de leurs sièges et errèrent les yeux dans le vague tels des zombies. Trois étudiants mâles quittèrent la salle de cours; les autres encerclèrent progressivement Takamizawa Kyoko.
    Celle-ci semblait être saine d'esprit. Le visage blafard, elle fixait les élèves qui l'entouraient. Ses yeux de félins étaient emplis de peur, ses lèvres tremblaient de bas en haut mais demeuraient fermées comme si elles avaient été cousues. Un étudiant mâle portant d'épaisses lunettes toucha la poitrine de Kyoko. À ce moment-là, comme libérée d'un enchantement, elle sauta sur le bureau.
    « Qu'est-ce qu'il y a ? Connard ! »
    Une lame de rasoir brillait entre les doigts de Kyoko.
    « Arrête Takamizawa, fuis ! »
    Le cri de Iida résonna dans toute la pièce. Kyoko jeta un coup d'œil au professeur maîtrisé et cracha. Elle savait gérer les choses et décourager les autres.
    Son rasoir décrit un arc de cercle dans les airs et les lunettes de l'étudiant volèrent. De sa joue fendue, du sang frais coula. Mais il ne vacilla même pas et, comme une machine, saisit la cheville droite de Kyoko.
    « Putain ! »
    Le rasoir lui ouvrit la tempe à plusieurs reprises puis se brisa dans son bras ensanglanté. Un autre étudiant lui saisit la cheville gauche par surprise. Les deux la tinrent par les jambes et la soulevèrent la tête en bas. Sa jupe tombant révéla ses jambes blanches.
    Kano Miyuki, une des plus belles filles du lycée avec Kyoko, s'avança, mit son visage entre les cuisses de Kyoko. Du sang sombre coula des lèvres de Miyuki et teintèrent les sous-vêtements de Kyoko qui se pencha en arrière sous l'effet de la douleur. Mais ses cris se transformèrent en un faible halètement : Miyuki l'étranglait de ses deux jambes.
    « Arrêtez. Arrêtez ! »
    Iida hurlait alors que des larmes emplissaient ses yeux.
    « Trop tard, professeur. »
    Nakajima avait une expression de joie sur son visage.
    « Guh... »
    Les deux jambes de Kyoko convulsèrent violemment deux ou trois fois. Miyuki releva la tête sans même chercher à essuyer le sang coulant de ses lèvres. Le corps de Kyoko fut lâché au sol et le cercle des étudiants se dissipa.

    Lorsque la porte s'ouvrit, les étudiants ayant quitté la pièce plus tôt avait ramené Kondo. Les trois étudiants le conduisirent, perplexe, au centre de la salle de CAI.
    « Oh mon Dieu... »
    Kondo vomit en voyant le corps inanimé de Kyoko. Les étudiants s'agglutinèrent peu à peu autour de lui.
    « Enfoirés, qu'est-ce que ça veut dire ? »
    Kondo se mit sur la défensive tout en observant du coin de l'œil les élèves le débordant. Un faible gémissement retentit. Nakajima clouait le visage de Iida au sol avec son pied.
    « Nakajima... ?
    - Kondo, fuis, tout le monde est devenu fou. »
    Iida hurla du fond de la gorge. Soudain, Kondo chargea en frappant violemment le sol de son pied dans un rugissement bestial. Toutefois, le coup de pied qui aurait dû briser la mâchoire de Nakajima finit dans le vide et son corps fut jeté au sol : au même moment, des étudiants avaient sauté sur Kondo qui distribuait des coups de poing à l'aveugle. Bien que saignant du crâne, les étudiants ne cessaient d'affluer vers Kondo, impassibles.
    « Putain... »
    Les lèvres de Nakajima se déformèrent et il éclata en fou rire. Plusieurs étudiants avaient déjà immobilisé Kondo.
    « J'avais prévu de me servir de Kyoko pour t'exécuter, mais comme tu peux le constater par toi-même elle est morte un peu plus tôt. Alors Miyuki s'en chargera à la dernière minute, tu devrais me remercier. »
    Miyuki s'approcha de Kondo, le sang de Kyoko coulant toujours le long de sa mâchoire. Son souffle chaud caressait déjà ses joues. Le couteau dans les mains de Miyuki brilla et se teinta de rouge. En même temps, la bouche et la gorge de Kondo s'ouvraient.
    Son cœur battait fort.
    Une grande quantité de sang s'écoula évidemment. Kondo ouvrit grand les yeux et enfin sa tête se plia en arrière dans un cri immonde.
    « Maintenant, professeur. »
    Nakajima s'accroupit face à Iida et observa son visage.
    « Qu'en pensez-vous, professeur ? Ma petite expérience n'a pas été un échec finalement. Ce jour-là, un démon est bel et bien apparu, mais à l'intérieur de l'ordinateur hôte du CAI.  Nous ne l'avions juste pas remarqué. Mais hier dans la salle de CAI, le démon m'envoya un message sur l'ordinateur.
    > KILL! I UNDERSTOOD    (Tuer ! J'ai compris)
    Mais il ne pouvait pas se libérer de l'ordinateur, alors il s'est servi d'une hypnose collective sur les étudiants pour réaliser mon souhait. Au fait, professeur, j'ai promis trois âmes au démon : celle de Kyoko, celle de Kondo, et celle d'une autre personne... »
    Iida hurla désespérément alors que les étudiants s'avançaient vers lui en traînant les pieds.


    NOTES DU CHAPITRE
    1. CAI    Acronyme de Computer Aided Instruction (Éducation Assistée par Ordinateur). C'est le nom générique donné à l'utilisation du système informatique à des fins éducatives. Dans le roman il y a un seul gros ordinateur (l'ordinateur hôte) pour une dizaine d'unités (PC) par lesquelles les étudiants apprennent en dialoguant avec le système hôte via les terminaux.
    2. LIST    Commande (instruction) affichant le programme.
    3. Sous-routine    Partie utilisée très fréquemment du programme de routine principal  (programme sous-jacent, tournant derrière les applications lancées) devenue un programme indépendant.
    4. Buffer    Périphérique de stockage conservant temporairement les données à l'intérieur de l'ordinateur. Il est souvent utilisé pour un traitement rapide des données.
    5. Modem    Dispositif utilisant la ligne téléphonique pour envoyer des données sur votre ordinateur. Il désigne généralement le dispositif convertissant le signal numérique en signal analogique et inversement. Comme le modem pour le cerveau convertit les ondes cérébrales ou EEG en signal numérique. Ce dernier est une invention de l'auteur.
    6. RUN    Commande pour exécuter le programme.
    7. RAM    RANDOM ACCESS MEMORY Périphérique de stockage dans l'ordinateur gérant librement l'entrée/sortie. La technologie a configuré l'environnement magique où un démon peut facilement attendre, comme la RAM qui est un conteneur pour ce démon.
    8. Bug    Erreur au sein d'un programme ou d'un système. Le debug (débogage en français) sert à supprimer les bug (bogue en français).

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